THE GURLZ BLUNT THEORY                    HOME           NEWSLETTER         CONTACT              ABOUT 

Dieu




23h30. Nous sommes le 15 août. La journée a été chaude et je sens mon corps plus que d’habitude. Je me connecte sur Instagram pour ne rien faire de particulier. Je ne cherche rien, je n’ai pas une soif très grande d’images aujourd’hui. Il y a quelque chose de mécanique dans ce geste de prendre un téléphone et de le regarder. Aucun ordre n’a été donné par quiconque ; je suis juste traversée par un désir qui ne m’est pas le mien. Je pourrais scroller pendant des heures ce flux continu d’images dans un état proche de la veille et cette activité où le corps n’a pas vraiment conscience de lui-même m’apaise un peu. Ma tête est penchée, près de mon épaule et mon pouce est doté d’une vie propre. Je suis allongée sur le lit et mon immobilité est semblable à la ville silencieuse et le visage de la fille est apparu, entre l'image d'un vernis à ongles et le visage d'une star américaine, sans hiérarchie. Sa peau n’est pas vraiment noire, elle est proche de la terre mouillée après la pluie. Elle existe mais je ne pensais pas à elle. Est-ce qu’on mesure, aujourd’hui, notre degré d’amour pour quelqu’une à notre capacité à penser à elle sans avoir besoin de la voir sur les réseaux sociaux ? Je ne sais pas. On dit “loin des yeux, loin du coeur". L’importance de la matérialité du corps dans la persistance du désir est ici soulignée et on a reproché aux iconodules d'avoir besoin d’une image pour se rappeler de l’existence de Dieu. L’image comme support de l’amour est une vieille querelle. Je lui ai envoyé un message (un coeur). Elle avait mis un filtre qui lui donnait un visage de poupée. Elle marchait dans la rue et portait une combinaison verte faite dans une matière semblable au papier crépon. La story était ancienne, postée il y a neuf heures environ mais j’avais l’impression d’être à ses côtés. Deux espaces-temps se superposent alors qu’elle avait peut-être déjà oublié l’existence de ces images et elle était déjà physiquement ailleurs. Un ami m’a dit que la différence entre l’amour et l’amitié réside dans le fait que, lorsqu’on quitte une personne dont on est amoureux*euse, on se demande toujours ce qu’elle fait après. Je me demande souvent à quoi ressemble la vie de celles que j’aime quand elles ne sont pas regardées. Un corps, face à un autre corps, impacte profondément ce qu’il donne à voir de lui-même et je me demande à quoi ressemble un corps quand il est seul, je me demande à quoi ressemble un corps sans l’oppression. Je n’existe pas en soi, c’est par les autres que j’émerge. Quand mon oncle est mort, maman a dit qu’elle était triste car plus personne ne la fera rire comme ça. Lorsqu’une personne nous manque, c’est souvent une partie de nous-mêmes qu’elle emporte et cette partie-là de nous-mêmes nous manque aussi. Je crois que la pensée féministe, décoloniale et tout autre forme de pensée de la déconstruction est la reconnaissance et l’acceptation que nos corps impactent ; c’est se demander ce qu’on fait émerger quand on est en présence de l’autre ou ce que notre présence a pu lui laisser comme traces. Le virtuel repose, parfois. J’ai l’impression d’avoir accès à une autre quand je regarde ses vidéos sur Instagram. Je découvre des aspects de son être qu’elle ne montre pas quand je suis là. Je n' éprouve aucune douleur. Mais je ressens ma petitesse et les limites de mon être avec une intensité très grande. Est-ce la raison pour laquelle nous avons imaginé un Dieu omniscient et infini, en réponse à cette impression qui nous submerge parfois, lorsqu’on voit une personne qu’on aime et qu’elle ne nous semble pas appréhendable dans sa totalité ?


– Camille Kingué